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Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
1 septembre 2011

Arabesques

          Elle porte le fin cylindre à ses lèvres. Puis, mécanique bien rôdée, elle l’allume de son briquet, un briquet sans marque, juste en plastique transparent, rouge vif. Mouvement ample du poignet lourd de chaines qui n’a d’égal que la grâce du cygne qui s’envole. Le bout, rouge de braise, se consume. Elle le regarde, en louchant un peu, de ses yeux très maquillés. Elle inspire, longuement, puis recrache la fumée, en offrant son visage au ciel, et en fermant les yeux. Elle ne dispose plus d’elle-même. 
          Le serveur, un petit homme svelte, arrive et lui prend sa commande. Elle choisit une bière, brune. Elle retire un coup, souffle. Elle observe la fumée monter lentement, en arabesques. Elle part à droite, puis fait une petite boucle à gauche. Ses yeux de l’enfant qu’elle est encore un peu regardent monter la couleur grise aux reflets mauves. Elle s’en va rejoindre les nuages bas du ciel de Londres. Il va pleuvoir bientôt, c’est certain. La pluie va s’abattre sur les passants, mais elle ne quittera pas sa terrasse. Elle repense à ce poème qu’elle avait dû apprendre, en cours de Français. Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville. 
          La nostalgie de ses jeunes années monta comme une amertume tenace. Elle la chassa, comme les volutes de fumée qui s’acharnaient devant ses yeux pâles. London in the rain… c’est l’image qu’on a, toujours. La brume englobant les buildings est celle qui étouffe son cœur d’une tristesse langoureuse, comme l’accent trainant du cockney. Il va pleuvoir, c’est sûr.
          Dehors, Camden ne vit pas, il explose. Son téléphone est posé à côté de la pinte. Il ne vibrera pas. Elle est certaine de cela aussi. Pourtant, elle l’a posé, machinalement. Elle aimerait bien qu’il sonne. Elle aimerait bien entendre une voix amie, une voix haïe. Mais il n’appellera pas. Elle en est persuadée. En plus, elle le savait. Elle l’a toujours su. Elle voit tout cela dans l’arabesque qui se dessine. Une seule chose demeure encore inconnue. Mais plus pour longtemps. 
          Elle aurait du faire quelque chose. Tout de suite. Mais l’alcool, le réveil, les cours à la fac, tout ça. Elle avait eu autre chose à faire. Elle n’avait pas eu le temps. Ni aucune aide. Elle regarde la fumée dessiner un autre graphisme : non, elle n’avait pas été aidée. Une haine sans borne lui traversa les trippe. Pas aidée, pas aidée. Elle eut pitié d’elle en voulant qu’il souffre, lui. Qu’il sente ce qu’elle sent. Mais la haine retomba alors que son visage lui apparut. Elle pouvait décidément tout lui céder. Elle s’en voulait mortellement, parce qu’à cause de cette connerie, elle ne le reverra peut-être pas. 
          Déjà, John était distant. Il ne la voyait plus aussi souvent qu’avant. Il sentait quelque chose. C’était sûr. Elle voulait l’appeler. Lui mentir, peut-être. Nier tout. Accepter tout le reste. Elle voulait le voir, là, dans ce pub, pourquoi pas. Il aimait aussi traîner à Camden Market. Ce n’était pas loin de sa piaule… Et puis, rien n’était fait, rien n’était certain de ce côté-là. Elle aurait tout fait pour garder John. Une semaine, un mois, si peu de temps. Mais John était tout ce qui importa. Elle ne pouvait pas le haïr. D’ailleurs, elle ne faisait qu’y penser. Elle devait arrêter. Elle eut soudain envie de fondre en larmes, comme une petite fille. Mais elle ne pouvait pas faire ça, pas maintenant. Et puis, pourquoi pleurer ? Elle, adepte du no future! Ne pouvait pas se laisser aller pour si peu.
          Elle écrasa son mégot dans le cendrier, puis porta la pinte à ses lèvres. La bière était tiède, mais on la buvait comme ça. Elle reposa violemment le verre, et se ralluma une clope. Même rituel. Cigarette. Briquet. Bout orangé. Fumée. Arabesque. Elle ferma les yeux et ne pensa plus à rien. Elle oublia tout, son corps, ses affaires, John, ses cours, le temps, le français, les nuages, le canal de Camden, la rue, les bourdonnements, les épices, le marché, les punks, les touristes. 
          Nouvelle gorgée de bière. Tabac. De la musique punk lui arrive aux oreilles. « Pretty vacant », des Sex Pistols. Oui, elle est vacante. Vide. Enfin, peut-être. Sûrement. Elle essaie de se rassurer. De ne pas y penser. Elle vide sa pinte pour se donner du courage. Et aussi parce qu’elle en aura besoin, après. Elle tapotait sur la table, en rythme. Fuck, fuck, fuck… Elle fredonnait la musique. De plus en plus fort. Mais on ne la regardait pas. C’était normal, il y avait des originaux partout. Une jeune fille qui chante en même temps que les Sex Pistols, à Camden, ce n’était rien. Du pipi de chat. Elle secouait la tête, en pinçant ses lèvres pour retenir la cigarette. Elle fermait violemment les yeux. 
          Elle souffle, comme une possédée. Les arabesques sont tellement jolies, fluides, légères. Des volutes de fumée. Rien à voir avec la fumée des usines : c’est fin, délicat, artistique. 
          Elle sut qu’elle aurait peut-être un choix à faire. Sa vie vaut-elle John ? Et la sienne, vaut-elle cette personne qui vit à mille à l’heure sans se soucier des autres ? Vaut-il tout cela ? Des personnes, des gens. Des humains. Et elle. Elle ne peut oublier ce qu’elle trimballe. Son sac, posé sur ses genoux, le lui rappelle. C’est un poids énorme, comparé à la valse lente de la fumée, qui dessine sur l‘horizon des arabesques psychédéliques. 
***
          Son teste de grossesse est là, dans son sac en plastique, estampillé d’une croix verte. Il est là. Elle l’utilisera dans les toilettes, après avoir bu la dernière goutte de bière, après avoir fini ses dernières cigarettes qu’il lui reste. Il est là. Tout à l’heure, quand elle aura assez de courage, ou d’alcool dans le sang, elle se lèvera, elle titubera vers les toilettes dégoûtantes, où junkies viennent sniffer et où touristes préfèrent se retenir, et elle urinera, les yeux fermé, peut-être en pleurant. Tout à l’heure, elle saura son destin, sous la forme d’un plus ou d’un mois. Mais elle est égale à elle-même. Elle ne sait rien. Elle ne sait pas encore. 
          Pour le moment, elle boit et elle fume. Elle profite de sa liberté, elle qui a encore le choix.
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