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Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
2 juin 2011

Un soir au bord de l'eau

          ASSIS SUR LE TALUS du chemin du halage, nous mangeons des frites, au bord de l’eau. Comme nous faisions lorsque nous étions fiancés. T’en souviens-tu, Charlotte ? 

           Ces frites étaient emballées dans du papier journal, comme aujourd’hui. Les caractères étaient imprimés sur les frites, à cause de la graisse. Cette odeur de papier huileux, de frites au journal… T’en souviens-tu ? C’était la même cornet de frites grasses, faites à la main, cuites dans une vieille huile, délicieuses.

          Tu n’avais pas encore enfilé ta robe blanche, je ne t’avais pas juré mon éternité. Mais nous nous étions promis l’un à l’autre, sans le regard du bon Dieu. Le canal était notre Dieu à nous. 

           Je jette une pierre dans l’eau, dans l’espoir de faire des ricochets. Je veux impressionner ma belle, comme lorsque j’étais jeune. La pierre fait plouf ! Et sombre, nette.

           Ton rire ! C’est celui de tes vingt-cinq ans, toi qui en as dix de plus. Peux-tu rester telle que tu es aujourd’hui, mienne, heureuse ?

            J’avais vingt-sept ans, je m’étais promis à toi, mais j’avais toujours peur de te perdre. J’avais peur que tu changes d’avis. 

           Le soleil qui se couche a la même couleur que le jour de notre mariage : or, puis orangé, rouge, puis rosé, laissant place à la nuit, témoin de notre rencontre. 

          Te savoir ma femme ne m’a jamais rassuré. Au contraire : tu étais à moi, et si tu partais, cela faisait encore plus mal. Je l’ai bien senti, je l’ai bien souffert. 


                                                                                  *


          Elle mange des frites grasses. Ces frites sont les meilleures de Thuin. Je ne donnerai pas mon adresse : elle est à moi. Charlotte pioche gaiment dans mon paquet ; je pioche dans le sien. Le silence s’est installé entre nous. Je lui parle dans ma tête. Serai-je un jour moins lâche ? Lui dirais-je ce que je pense depuis toujours ? 

           Le soir tombe. Une bise s’élève. Charlotte frissonne. Je lui passe mon gilet autour des épaules.

          - Te souviens-tu de notre mariage ? Me demande-t-elle.

          - Oui.

          - J’aimerai y être encore. Nous avions valsé. Tu ne savais pas valser.

          - Toi non plus.

          Elle me tape le bras.

          - Tu ne sais toujours pas valser !

          - Nous verrons, répondis-je.

          - Je suis sûre que tu ne t’en souviens pas…

         - De quoi ? De ta robe de dentelle ivoire ? De tes cheveux retenus en chignon, ceux-là que je caressais pour la première fois ? De ton odeur de lilas ? De ton sourire, à l’autel ? De ton « je le veux » ? Du repas ¾ bouillon, carbonnades, glace, pièce montée au chocolat ? De nos pères chantant de concert sur La Madelon ? De nos mères, de ma sœur pleurant comme des madeleines ? De quoi te souviens-tu, toi ?

          - De ton regard.

          -  Mon regard ?

           - Oui, ton regard, ton regard d’amoureux apeuré, celui-là même que tu avais perdu et que j’ai retrouvé en revenant.

         Je la regardai, sans mot dire. Puis, je pris sa tête et la posai contre mon épaule. Nous regardions dans la même direction, les péniches amarrées en face, le bistrot, les derniers passants rentrant chez eux.

          - Ne me quitte plus, répondis-je.

          - Ne change pas ton regard. Jamais.

          - Je te le promet.

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