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Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
2 août 2011

A l'estaminet

Les bougres me racontèrent d’où ils venaient. Où ils comptaient aller, c’était plus délicat, car ils se laissaient voguer sur l’eau. Ils venaient de Charleroi, où ils avaient fait escale peu avant pour dire bonjour à la famille, et allaient vers la France, enfin, c’est-ce qu’ils souhaitaient. La Sambre allait par là, en effet, donc techniquement, c’était possible. Je sus dans quels ports on avait pu les voir. Je sus quelles villes étaient parmi les plus accueillantes. Mais de quoi ils vivaient, je ne le sus jamais. 

La partie, puis les parties, continuèrent. Il était quatre heures de l’après-midi, et j’en avais presque oublié ma propre femme. Ma Charlotte devait s’imaginer que des choses importantes se passaient - peut-être avais-je trouvé une péniche, ou quelqu‘un susceptible de connaître quelqu‘un qui en vendait une. En tous cas, à quatre heures, elle ne s’inquiéta pas. Ni à cinq, ni même à six. A sept, elle dressa le couvert, en guettant la porte. A huit, la Mère et elle se dirent que, peut-être, j’étais à Charleroi, que je faisais affaire, et que c’était pourtant bien vrai que les femmes s’en font toujours pour rien, voilà, elles n’avaient qu’à tricoter et lire en m‘attendant régler les histoires d‘hommes. Mais ma Charlotte grignota ses croutons du bout des lèvres, alors que la Mère buvait sa soupe à grandes lampées. 

Moi, je vidais mon sac. J’avais trouvé à qui parler. Tout y passa - Charlotte, le mariage, le bébé, le non-bébé, la péniche, tout. Les bières descendaient toutes seules.

Neuf heures.

Dix heures. 

Onze heures. 

Heure fatidique. Cela faisait douze heures que j’avais quitté ma femme. Ma femme qui devait se retourner dans notre lit conjugal, incapable de s’endormir, en tentant de répondre à cette question : où est-il ? Et cette autre question venait, inévitablement : et s’il ne revenait pas ? 

Les onze coups portés à la cloche de l’église me firent redescendre sur terre. Je me réveillais :

- Ma femme ! 

- Elle dort !

- Peut-être pas ! 

Nous étions tous ronds, moi un peu moins que les autres. Nous laissâmes la table pleine de frites froides, de ronds de bière et de mégots et quittâmes tant bien que mal Marieke qui ne m’avait jamais vu comme ça.

La bande regagna sa péniche alors que je remontai la rue. Je passai sous le porche de l’église en me tenant aux murs. Les pavés disjoints me faisaient trébucher, et je jurais, non pas entre mes dents mais à haute voix, je blasphémais entre deux relents de friture mêlée des vapeurs d’alambiques. 

Près d’une heure plus tard, je trouvai enfin ma maison, et tapai des deux mains contre la porte, comme un damné. 

- Gudule ! Gudule ! Euh ! Non ! Marieke ! Oui, c’est ça, la Mère ! 

La porte s’ouvrit.

- Haaaaaaaaaaa !!! Hurlai-je.

Charlotte.

- Emile ?  Emile, c’est toi ? 

- Charlotte ?

Elle était vêtue de sa chemise de nuit blanche. Sur ses épaules, un châle bleu. Derrière elle, la lumière qui éclairait les ténèbres de la rue faisait comme une aura. 

- Mais c’est… On dirait… la bonne Sainte-Vierge.

Charlotte, qui s’était approchée, se redressa, et s’exclama plus pour elle que pour moi :

- Mais… cet homme a bu !

- Oh… Un peu… Un tout petit peu… Avec les copains…

- Mais où es-tu allé ?  

- Chez la grosse Marieke.

- Toute la journée ? 

- Oui.

- Et tu as sûrement une péniche, alors ?

- Z’avaient pas.

- Alors, bonsoir.

Et elle claqua la porte. Ou, plus précisément, elle me claqua la porte au nez.

- Marieke ! Euh, Charlotte !

La Mère regardait le spectacle de son fils ivre mort dans la rue, derrière la fenêtre du salon. Mon père était déjà rentré plusieurs fois dans cet état, peu être pire encore. La Mère ne disait rien, et laissait faire le Père qui ne crachait pas dedans. Mais j’avais beau tambouriner, la porte restait close. La Charlotte n’était pas la Mère. Je l’entendais me menacer d’appeler la police. La Mère finit par quitter sa vitre, et le salon s’éteignit. Une dernière fois, j’hurlai :

- Charlotte !

Un chien au loin aboya, mais ce fut ma seule réponse. La nuit noire redevenait calme. La rue était baignée d’une étrange lueur, descendant du réverbère. La lune était cachée derrière de légers nuages, et la nuit serait fraîche. Je quittai péniblement mon perron, avec un dernier regard vers ma maison. Oui, ma femme m’avait jeté dehors, et la Mère m’avait lancé des regards peinés, sans pour autant récupérer son fils sur le trottoir. Il y avait quelque part des mœurs qui changeaient.

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Commentaires
H
J'aime ton texte. En deux phrases, tu as créé l'ambiance les canaux du Nord ...) et on sent le caractère des personnages. L'homme qui veut acheter une péniche pour faire comme les gens qu'il a rencontrés : partir, voir du pays, sortir de son village. Et sa femme et sa mère qui représentent la raison, la norme. Un jour ou l'autre, il vivra ce qu'il a envie
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
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