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Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
15 août 2011

La première balle (1)

          J’entrais dans la salle et m’installais. Je savais que ce serait aujourd’hui : le jour fatidique. Il rendrait les copies. J’étais tel le fidèle attendant la bonne parole. Les sectes sont de plus en plus difficiles à cerner de nos jours.

          L’homme semblait souffrir en parlant de la partie grammaire du devoir. Nous avions des lacunes ; mais il fallait nous comprendre. Nous n’avions pas fait d’exercices de grammaire pure depuis un bout de temps. J’eus soudain peur. Je connaissais mes lacunes en la matière. J’avais raison de craindre : j’eus neuf sur vingt pour cette chose. Mais j’anticipe encore ; c’est parce que je suis animé d’un feu mystérieux, douloureux au souvenir de cet épisode de ma vie.

          Le résultat de la classe était banal ; normal. Nous avions quelques soucis, mais ils étaient compréhensibles. Pour des élèves de Seconde, nous parlions et écrivions un Français correct. Notre enseignant avait réalisé une grille de couleurs correspondant aux notes de la classe : nous étions plutôt dans les verts.

          Il avait décidé, Dieu sait pourquoi, de rendre les notes par ordre décroissant. Le temps qui avançait se mit soudain à m’apparaître comme un ennemi mortel, puisqu’il semblait m’éloigner de ma copie. La barre fatidique de la moyenne arriva ; j’étais en dessous. Un nom familier explosa soudain dans les airs.

          -  Roman Leblanc : neuf. Pas fameux, Roman.

          Je levais la main, pour me manifester. J’eus tout aussi bien pu me cacher sous la tables - je n'eus pas assez de présence d'esprit pour réaliser pareil acte. 

          Il me tendis mon devoir. J’étais figé, puis me ressaisis. Je pris ma copie et me concentrais dessus, en attendant la correction. Je ne savais pas qu’il me faudrait faire face à un autre affront autrement plus scandaleux. Neuf en grammaire : inutile de s’étaler. Neuf, je le savais. J’étais un peu nul. Mes fautes prêtaient même à rire, quand le correcteur avait de l’humour. Ceci arriva d’ailleurs en cours de Mathématiques : mon énormité était si inattendue que la prof éclata d’un rire franc et sain. Pendant qu’elle se faisait inspecter. C’est dire ; je ne pense pas qu’à cet instant, elle avait envie de plaisanter. Car la copie-grammaire n’était que l’entrée, la première partie. Un amusement, somme toute.

          Il décida cette fois de ne pas tarir d’éloge. On nous assura que certains avaient des dons en écriture. Je priais comme un malade, tout en sachant qu’ “ être du lot ” ne serait certainement pas mon cas. Cependant, l’espoir fait vivre et, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Je vivais encore, à ce moment-là. 

          Les notes filèrent sous mes yeux ahuris. Je n’en pouvais plus. Derechef, nous tombâmes sous le dix sur vingt. Mon ventre se crispa. J’arrivais avec un neuf. Neuf est l’outrage. Le six avec la queue en bas a le goût du dix, le sens du dix et l’illusion du dix. Mais ce n’est pas un dix : c’est en dessous, c’est après la limite de la nullité. Il me donna ma feuille en me posant cette question, naïve en apparence, me traînant pourtant dans la boue à la façon dont elle fut posée : 

          -  De quel collège venez vous ? Vous avez des problèmes en Français ?

          Interdit, je le regardais, muet par la stupeur.

          -  Mmmmh ??? alors ???

          -  Non... non, non, bafouillais-je, rendu débile, gêné de l’être. Je viens de X.

          - Cest étrange, répondit-il, sceptique. Rassurez-vous, nous allons en reparler.

           Il me dit de bien écouter la correction. Cause toujours. Je n’allais tout de même pas écouter la logorrhée de ce faux messie, qui ne m’intéressait guère. Pourquoi l’écouterais-je ? J’étais mort. Je ne savais pas écrire. Je ne serai pas écrivain. Je n’étais plus moi. J’étais mort ; je n’allais pas l’écouter !

        Je voulais partir. Mon esprit s’était perdu dans l’incommensurable douleur de mon corps ; j’avais mal au cœur. Je voyais les personnages de Sarraute et je les tuais. Le jeune homme était mort, la sorcière brûlée ? C’est pas grave, quand y’en a plus, y’en a encore ! Ils souffraient et c’était bien fait pour eux. Et puis soudain, la réalité me rattrapait sous la forme d’un chiffre. Et elle me giflait, ma traînait dans la boue par un neuf. 

          - Il y a des gens qui écrivent bien. Cest prometteur !

          Il voulait me tuer, j’en étais convaincu. Mais peine perdue : c’était déjà fait. Je voulais lui dire que les personnages de Sarraute n’étaient pas à moi. Au fond, que pouvais-je en faire ? Je ne les connaissais pas. 

          Ce n’était pas tant le regard des autres qui me mortifiait - et pourtant, les pimbêches surnotées me miraient comme si jétais le dernier des abrutis. Le pire, cétait de me faire traiter de nul, et de manière sous-entendue par dessus le marché, par mon professeur de Français. Il y avait là une aporie, une impossibilité logique. Et quelque chose d’obscène, de déplacé. J’avais fortement envie de rire. C’était tellement grossier de me balancer ça à la gueule, devant toute la classe ! dès lors, je vis que le type ne manquait pas de toupet. La première impression est la bonne.

 

***

Je ne le savais pas encore, mais j’avais en face de moi un professeur qui se prenait pour Dieu. Ce n’était pas par vanité d’être enseignant ; il se croyait réellement être le pur-esprit, celui qui est, et qui décide de la vie ou de la mort de ses créatures. Nulle fatuité dans son comportement : dans sa tête, il a certainement du à un moment ou à un autre croire qu’il m’avait créé, et qu’il avait ainsi tout contrôle sur moi. Donc, il pouvait me détruire, et ce à tout instant, sans demander l’avis de personne. 

        C’est d’ailleurs ce qu’il fit, comme un professionnel — il faut bien lui reconnaître ce mérite. Je ne sais comment il s’est mépris de la sorte : on ne peut même pas dire qu’il pensait que je fus son disciple, puisqu’il n’était même pas mon premier enseignant. Mais il avait pour moi un projet terrible : celui de redevenir poussière au faîte de ma jeunesse. Peut-être était-ce parce que j’étais écrivain, ou me considérais comme tel ; peut-être n’était-il qu’un agent-double, entré dans le système scolaire pour supprimer les individus de mon espèce.

Je ne le sus jamais, car à l’époque, je me foutais bien de ce qu’il y avait dans la tête de Dieu.

 ***


          C’est la première balle qui est la plus douloureuse.

          Le corps est encore intact, beau, pur. On est jeune et insouciant, l’épi de blé en bouche, la bouteille de Vodka à la main, le regard porté vers l’horizon. On fugue toujours plus vite pour échapper au destin. Notre enveloppe corporelle respire la santé, et quoi ? Elle serait détruite ? Au nom de quoi, au nom de qui ? Comme un oiseau fusillé en plein vol : la vie qui s’écoulait entre nos doigts semble soudain nous échapper et si on tombe, c’est d’une chute nette et rapide. 

La chair, meurtrie, se plaint : on souffre, d’orgueil d’abord, de douleur ensuite. Le sang gicle et puis coule lentement, et ce rouge est obscène sur tant de blanc, il agresse. Mon trou fut mon neuf : les yeux rendus flous par mes larmes amères que je tentais de refouler me confirmèrent ma chute prochaine. L’immondice était numérique.

          La première balle étonne, souvent ; on ne l’a pas vue venir. On regarde l’impact dans sa poitrine, et lentement, on relève son visage blême vers l’assaillant ; on tombe sur un général qui jubile de vous avoir atteint, parce qu’il le sent, vous en bavez et vous ne savez pas encore pourquoi.

          La première balle est la pire de toutes car elle ne vous tue même pas : vous contemplez votre agonie, en sachant que vous ne serez pas épargné par d’autres rafales. On ne sort pas indemne une fois touché : la première balle laisse une marque indélébile.

          Longtemps, j’ai effleuré l’impact laissé sur ma peau. J’essaie d’oublier, mais ma cicatrice me rattrape ; on n’oublie pas la première balle. Si tant est qu’on survive au combat, la première balle nous rappelle qu’une fois, il n’y a pas si longtemps que cela, on est mort. Le temps ralentit au moment de la rencontre entre l’acier et la chair : c’est pour mieux contempler le chaos qui s’installe.

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Commentaires
B
eh ben, franchement, je suis scotché... sincèrement, c'est vraiment bien et j'adore ces romans racontés à la 1re personne, ca donne un ton particulier au récit, on a l'impression de cotoyer le personnage principal quand il parle de lui-même; Vraiment, j'aime beaucoup, j'espère un jour vraiment pouvoir le lire en entier et espère aussi que tu nous mettras d'autres extraits.<br /> Moi aussi, j'ai pris une première balle en lisant ce texte mais Dieu je vous implore, je veux bien me faire encore tirer dessus..!
Anaïs Chartier, une plume, des histoires...
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